| Au seuil de la deuxième édition d’un ouvrage auquel la faveur
de nos collègues assura un succès dépassant nos plus ambitieuses espérances, ce nous est un impérieux
devoir d’exprimer à ceux-ci notre profonde gratitude et de remercier nos lecteurs, aussi bien ceux dont nous
avons recueilli les précieuses approbations que ceux qui nous honorèrent de critiques utiles, dont nous nous
sommes efforcés de tenir compte dans la mesure où elles nous ont paru justifiées. Afin de reconnaître la bienveillance du public rien ne nous a
coûté pour augmenter la valeur technique de cet ouvrage ; pour remédier à divers défauts
où nous avait obligés le désir de créer un classement logique des mets et pour serrer le plus
près possible, sans nuire à la clarté des théories ou des formules, les sujets que notre plan
nous obligeait à traiter brièvement. Nous avons ajouté aux textes revus nombre de recettes nouvelles
dont le plus grand nombre, dans leurs modes de préparation et dans leur dressage, s’inspirent des exigences de
la clientèle contemporaine, et tiennent compte, pour autant que cela est raisonnable et possible, de ses tendances
vers un service de plus en plus accéléré. Ces tendances se sont tellement accentuées depuis quelques
années qu’elles méritent de retenir notre attention ; un examen sérieux de leur influence
sur les services modernes, ne sera nullement déplacé ici. L’Art Culinaire, pour la forme de ses manifestations, dépend de l’état
psychologique de la société ; il suit nécessairement et sans pouvoir s’y soustraire les impulsions
qu’il reçoit de celle-ci. Là, où la vie, aisée et facile n’est troublée par
aucune préoccupation, où l’avenir est assuré et à l’abri des chances de la fortune,
l’Art Culinaire prend toujours un développement considérable, parce qu’il contribue à l’un
des plus agréables parmi les plaisirs qu’il soit donné à l’homme de goûter. Au contraire, là où la vie est active, où les
mille soucis de l’industrie et du négoce accaparent l’esprit de l’homme, celui-ci ne peut donner
à la bonne chère qu’une place restreinte dans ses préoccupations. Le plus souvent la nécessité
de se nourrir apparaît, aux gens emportés par le tourbillon des affaires, non plus comme un plaisir mais comme
une corvée ; ils considèrent comme perdu le temps passé à table et ce qu’ils exigent
avant tout de ceux qui ont charge de les sustenter, c’est surtout de ne jamais les faire attendre. On peut, et on doit, déplorer de telles habitudes. Ne serait-ce
qu’au point de vue de la santé des convives, dont l’estomac est appelé à en supporter les
conséquences, elles sont absolument blâmables. Mais il est hors de notre pouvoir de les refréner ;
tout ce que peut, en pareil cas, la science culinaire, c’est de pallier, dans la mesure du possible, par la perfection
de ses produits, les imprudences des hommes. Le
client exigeant d’être servi rapidement, nous n’avons pas d’autre alternative que de lui donner satisfaction
ou de le perdre ; ce que nous lui refuserions en ce sens, le concurrent le lui donnerait. Nous sommes donc obligés
de nous plier à sa fantaisie. Si nos méthodes habituelles de travail, si notre genre de service ne se prêtent
pas à cette obligation, il nous faut résolument les réformer. Une seule chose doit demeurer immuable,
intangible : c’est la qualité des mets ; c’est la valeur savorique des fonds de cuisine, base
de notre travail. Nous avons déjà commencé la réforme dans le dressage ; une foule d’impédimenta
ont disparu ou vont disparaître des services modernes : les socles, les bordures, les hâtelets, etc. On ira
plus loin encore dans cette voie comme nous le montrerons tout à l’heure. Nous porterons la simplicité
à ses dernières limites ; mais en même temps nous augmenterons la valeur savorique et nutritive des
mets ; nous rendrons ceux-ci plus légers, plus facilement digestibles pour les estomacs affaiblis ; nous
les concentrerons ; nous les dépouillerons de la plus grande partie de leurs matières inertes. En un mot,
la cuisine, sans cesser d’être un art, deviendra scientifique et devra soumettre ses formules, empiriques trop
souvent encore, à une méthode et à une précision qui ne laisseront rien au hasard. Nous sommes, au point de vue culinaire, à une période
de transition. Les anciennes méthodes ont encore leurs fervents, que nous comprenons et dont, au fond, nous partageons
les idées. Comment ne regretterait-on pas le temps où les repas étaient, tout à la fois, une cérémonie
et une fête ? Où notre vieille cuisine française étalait ses merveilles pour la plus grande
joie des gourmets ? Comment ne saisirait-on pas avec bonheur chaque occasion qui se présente de sacrifier à
Comus, le Dieu joyeux de la bonne chère et des festins ? Aussi avons-nous tenu à conserver dans cet ouvrage,
qui est en somme un recueil des traditions de la cuisine française bien plutôt qu’une œuvre personnelle,
une foule de mets que le répertoire moderne a abandonnés, mais qu’un cuisinier digne de ce nom doit connaître
pour être à même de satisfaire suivant les occasions qui s’offrent à lui aussi bien le client
princier que le modeste bourgeois ; aussi bien le gourmet placide et béat, pour lequel le temps ne compte pas,
que le financier ou le négociant affairés, pour lesquels il est tout. On ne peut donc nous accuser de parti
pris en faveur des méthodes nouvelles ; nous avons simplement voulu suivre la marche en avant de notre art, être
de notre époque et obéir à la volonté formelle des convives, des amphitryons ou des clients, volonté
devant laquelle nous ne pouvons que nous incliner. Nous
estimons que c’est rendre un service à nos collègues que de les engager à chercher résolument
— sans rien sacrifier de leurs préférences personnelles — les améliorations susceptibles
de concourir à accélérer le service, sans nuire à la valeur des mets. Dans la généralité,
nos méthodes sont encore trop largement tributaires de la routine. Sous la poussée de la clientèle dont
les exigences sont irrésistibles, il nous a bien fallu déjà simplifier nos méthodes de travail ;
mais il semble que nous ne nous engagions qu’à regret dans cette voie ; nous disputons le terrain pied à
pied et ne le cédons que de fort mauvaise grâce. Ainsi, tandis que nous avons à peu près supprimé
les socles, nous conservons les garnitures compliquées, dressées à grande perte de temps et encombrantes,
dont la profusion est toujours une erreur au point de vue gastronomique, et qui devraient être réservées
— si tant est qu’on doive absolument obéir aux désirs des clients ou des amphitryons qui les exigent
— pour les rares occasions où il est possible de les mettre en œuvre sans nuire à la qualité
des mets servis ; c’est-à-dire lorsqu’on dispose largement de ces trois facteurs essentiels :
le temps, l’argent et des locaux vastes et bien agencés. Dans les circonstances ordinaires du travail, il faut arriver à simplifier considérablement
les garnitures et les réduire à trois ou quatre éléments au plus, qu’il s’agisse d’Entrées
ou de Relevés et que ceux-ci soient de viande de boucherie, de volaille ou de poisson. Ces garnitures, lorsqu’un
service rapide est exigé, doivent toujours être servies à part, ainsi que les sauces. Par ce moyen le
dressage est singulièrement simplifié ; le mets est servi bien plus chaudement, plus rapidement et plus
proprement. Le service, soit qu’il se fasse à l’assiette, soit que le mets soit passé aux convives,
est aisé et facile, parce que les plats ne sont pas volumineux et que les divers éléments qui sont dressés
dessus sont facilement accessibles. Avec le
système actuel on perd un temps considérable à préparer les tampons et les hâtelets qui
doivent supporter ou garnir la pièce et à disposer les garnitures autour de celle-ci. Ces dressages exigent
des plats de grandes dimensions, même pour un mets peu volumineux par lui-même et destiné à des
convives peu nombreux. De sorte que, si ce mets doit être passé aux convives, les proportions du plat rendent
le service aussi gênant pour ceux-ci que pénible pour les gens de service. Et ce ne sont là que les moindres
parmi les nombreux inconvénients des garnitures compliquées : il faut y ajouter la perte de qualité
qui résulte du dressage à l’avance, obligatoire dès que les convives sont un peu nombreux, le refroidissement
des mets pendant leur présentation, etc. Tous ces ennuis ont pour cause ce maigre résultat : placer pendant
un instant, sous les yeux des convives, qui ont à peine le temps de l’entrevoir, un plat plus ou moins richement
et correctement dressé. En réalité la routine seule peut expliquer la persistance de ces errements, en
dehors des milieux, de plus en plus rares, où la cuisine somptueuse de jadis peut encore être pratiquée.
Pour faciliter la rapidité du service,
nous ne saurions trop recommander à nos collègues de donner autant que possible la préférence
pour les dressages, chaque fois qu’il ne s’agit pas d’une grosse pièce, au plat carré profond
dont nous donnons le dessin. Soit pour le chaud, soit pour le froid, il offre des avantages tels, que rien ne peut lui être
comparé, en fait de matériel, pour un semblable usage. Encore une fois nous tenons à affirmer qu’en conseillant les procédés nouveaux
nous n’avons pas l’intention de condamner les anciens de parti pris ; nous désirons seulement engager
nos collègues à étudier les habitudes et les goûts des clients et à conformer leur travail
à ces habitudes et à ces goûts. Carême, notre illustre Maître, causait un jour avec un de
ses collègues, lequel se plaignait amèrement à lui des habitudes gastronomiques peu raffinées
et des goûts vulgaires du maître qu’il servait ; habitudes et goûts dont il était scandalisé
au point qu’il était décidé à quitter sa place plutôt que de continuer à manquer
aux principes de la cuisine savante qu’il avait pratiquée toute sa vie : « Tu aurais grand tort
d’agir ainsi, lui répondit Carême : en matière de cuisine, il n’y a pas des principes :
il n’y en a qu’un, qui est de donner satisfaction à celui que l’on sert. » C’est à nous de méditer cette réponse. Il
est absolument ridicule de prétendre imposer nos habitudes et nos manies à ceux que nous servons : nous
devons bien nous persuader que c’est le premier et le plus essentiel de nos devoirs que de nous conformer à leurs
goûts. On pourra nous objecter qu’en
nous prêtant aussi facilement aux caprices des clients, et en simplifiant à l’extrême les méthodes
de dressage, nous abaissons notre art et nous en faisons un métier. — C’est là une erreur :
la simplicité n’exclut pas la beauté. — Qu’on nous permette de répéter ici ce
que nous disions, dans la première édition de cet ouvrage, à propos du dressage : « Nous sommes convaincus que le talent de donner son suprême
cachet à l’article le plus modeste en le présentant sous une forme élégante et correcte,
sera toujours le complément indispensable du savoir technique. Mais le but que l’ouvrier se propose en exécutant un beau dressage, ne doit s’atteindre
que par l’unique et sobre emploi d’éléments comestibles, disposés harmonieusement. Il faut
admettre comme règle absolue des dressages futurs, que tout élément non comestible en sera écarté
et qu’une simplicité de bon goût en sera la principale caractéristique. Pour arriver à ce résultat, il reste à l’ouvrier
ingénieux une foule de moyens. À l’aide des seuls éléments comestibles, tels que :
truffes, champignons, blancs d’œufs, légumes, langue, etc., il peut combiner et varier à l’infini
d’admirables décors. Les temps
sont révolus des dressages compliqués mis à la mode par les cuisiniers de la Restauration. Cependant,
lorsque, dans un cas spécial, l’ouvrier est obligé de se plier aux exigences des vieilles méthodes,
il doit, avant tout, proportionner la minutie du dressage au temps et aux ressources dont il dispose ; ne jamais sacrifier
la forme au fond et ne pas oublier que la gracilité d’un décor ne peut donner de la valeur aux éléments
savoriques négligés ou affaiblis. » Cette
opinion n’a pas cessé d’être la nôtre. La cuisine évoluera (comme évolue la société
elle-même) sans cesser d’être un art. On admettra bien que les coutumes, la manière de vivre, ont
changé depuis 1850, par exemple : la cuisine doit changer aussi. Les admirables travaux de Dubois et Bernard répondaient
aux besoins de cette époque ; mais s’ils sont éternels comme documents, et pour le fonds du travail,
la forme qu’ils ont mise en honneur ne répond plus aux exigences de nos jours. Nous devons respecter, aimer et
étudier ces œuvres admirables ; elles doivent être, avec celles de Carême, la base de nos travaux.
Mais au lieu de les copier servilement, nous devons chercher nous-mêmes de nouvelles voies afin de laisser, nous aussi,
des méthodes de travail adaptées aux mœurs et aux usages de notre temps. 1er février
1907. |